UNE FEMME A LA MER

 

Embarquement

Le pied s'enfonce et soudain le cœur se promène entre dégoût et désir. Sentiment mou de retourner d'où notre orgueil nous avait arraché. Ah ! la douceur du sable, propre comme les éclats de rire de l'océan.

Le pied s'enfonce dans le gris sombre et ressort, puis s'enfonce encore. La grande bouche happe et lèche et macule. L'autre pied, pris à son tour, ressort aussi troublé.

Nous nous sommes dressés, orgueilleux, pour lever nos poings vers le ciel et nous avons cessé de nous traîner dans les marais pour mêler nos rires aux vagues. Mais, pour rejoindre l'eau, notre dérisoire humanité ne sert à rien. Pour rejoindre l'eau, il faut encore s'enfoncer et craindre et désirer et craindre de nouveau de ne pouvoir échapper à cette langue tiède et salée, à ces lèvres ouvertes toujours, et toujours refermées, à ce sourire plus profond chaque fois qui aspire mes jambes, mon corps, ma tête peut-être !

Ecœurante impression, retour à l'animal. Et ainsi, marcher sans savoir, sans comprendre, sans, pouvoir. Car au fond de cette gorge informe, mouvante, irréelle, sont tapis des êtres et des choses, que nos yeux ne voient que trop tard. Alors, comme une lame, le rebord acéré d'une coquille d'huître ou une ferraille, oubliée là depuis si longtemps, me déchire avec délice pour se nourrir des quelques gouttes de sang mêlées désormais au gris noir, à la chair visqueuse de la bête, étendue entre moi et les tillacs résineux de la pinasse.

 

Traversée

Ils ont posé les avirons. Plus ou moins amarrés aux pignots, nous prenons le ris qui nous permettra de passer de l'autre côté sans trop de dégâts.

Le vent, comme toujours, a fait alliance avec la mer pour empêcher les têtes d'épingles que nous sommes de se croire en ballade… Ce sera dur, aujourd'hui.

Enfin, nous hissons sa majesté. Papillon gigantesque, elle se laisse clouer au milieu, à l'avant, à l'arrière. Aussitôt, le vent force, se reprend, force encore. Nous savons déjà que la reine déployée au-dessus de nous entre joyeuse dans le combat. Chaque planche de la pinasse nous communique ses frissons d'espoir. Emu, le vent se love dans ses murmures immaculés puis se retire, déçu de sa peau froide. Alors la souveraine blessée secoue ses attaches, nous maudit de la tenir prisonnière, cherche sa vengeance : le point de défaillance de ces petits paquets de chair. Et la mer ricane, s'infiltre, pénètre. Sa majesté secoue la tête comme un cheval fou, elle cherche, elle appelle... Le vent revient charmé par son chant de sirène. Victorieuse, elle déploie toutes ses grâces, tous ses charmes, pour qu'il ne désire plus que la prendre. "Viens... là... plus fort... plus fort !" L'amure lâche, la vergue tourne, la voile hurle de plaisir dans le vent et les têtes d'épingles, affolées, larguent tout. La grande reine retombe, flasque, à bout de souffle, vaincue.

 

Va-et-vient

Le mât de la pinasse, mouillée un peu plus au large, nous regarde de son petit air penché. Il attend. Il sait qu'on ne peut pas ne pas revenir. Il en sourit d'avance. Nous, jetés sur le sable tiède, fermons enfin les yeux sur le soleil.

Et puis, pore après pore, la peau reprend le dessus. La peau se souvient qu'elle nous recouvre. Là-bas, pas moyen de la sentir un seul instant. Là-bas nous ne sommes que muscles, nerfs, cellules resserrées à l'extrême, tassées, concentrées, matière compacte, force sauvage de taureaux blêmes. Là-bas, nous ne sommes que courage d'orgueil, passeurs de l'insaisissable géante.

Ici, avec l'étendue exacte de notre corps, nous découvrons petit à petit les égratignures. les bleus, les quelques lambeaux de peau arrachés.

Chacun se tâte, fait le point, se dit que ça aurait pu être pire et qu'il faudra quand même, dan quelques instants, tout recommencer.

On fume une cigarette. Tout à l'heure on n'aura pas le temps. Pas vraiment envie de la faire, cette régate : l'impression nette qu'elle a déjà eu lieu.

La noix de cellules protégées par notre crâne commence, elle aussi, à mémoriser d'autres sensations plus douces que les divers "Attention ! la voile ! Attention ! le mât ! Attention l'eau !… Ecope !"

La sensualité du sable finit par apaiser la jouissance brutale de la mer. Ici, à terre, tout est doux : l'odeur du varech que chaque vague vaporise et même, celle un peu écœurante de la vase derrière la dune.

Je caresse une dernière fois le sable. Aussi mouvant et tiède que le dos de mon chat. Je me lève d'un coup, chasse de mes mains les restes de plage et, tremblante encore un peu de fatigue, m'avance vers la déesse-mère qui me tend les bras. J'ai la sensation brusquement que toute cette suavité terrienne n'est là que pour aiguiser mon désir.

J'y retourne, bien sûr.. elle est si belle !

Nicole Leglise
14 juillet 1988

 

Texte publié dans les "Cahiers du Bassin": N° 8 - déc. 1999
édition : "Voiles d'Antan du Bassin d'Arcachon"
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